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6.1. Fantaisie militaire

Rouge nous paraissait le soleil en ce jour où brûlait la forêt, près de trois mille kilomètres plus à l'ouest. Là-bas, la moitié nord de la Saskatchewan se consumait à la vitesse du vent. Les cendres atmosphériques suivaient une route sinueuse, traversant le pays vers l'est, jusqu'à nous, et au-delà. Bien entendu l'idée que l'écorce de millions d'arbres crépitait tranquillement quelque part nous rendait bien triste, de la même façon que les films tragiques et les faits divers rendent triste, avec en plus les yeux qui piquent. Les réfugiés du feu s'entassaient d'hôtels en motels, souvent bien loin des lieux du crime. Ces jours-là, les lecteurs de nouvelles nous disaient à quel point la ville devenait momentanément la plus polluée du monde, au rythme d'un classement changeant chaque jour.

Nous étions tout de même bien loin des autres lieux les plus pollués en permanence, ces endroits qui outre Pacifique servaient désormais d'ateliers de moulage de plastiques pour le reste de la planète, entre-autre industries goulûment odorantes et colorées. Peut-être éprouvions-nous quelque fierté à l'idée de frayer avec plus miséreux que nous-mêmes, le temps de quelques estivales semaines. Peut-être ne faisions- nous que tromper notre sombre indifférence à l'écoute d'un triste bulletin de nouvelles. Peut-être que dans le flot des catastrophes mondiales, entendre parler de la Saskatchewan nous changeait de Gaza, de l'Ukraine, des explosions portuaires libanaises et du bouffon orangé. Si une chose me semblait sûre, c'est que le monde courait assurément à sa perte, de la façon la plus rapide et la moins athlétique qui soit.

En ces jours opaques, les jeunes anxieux faisaient tout pour ne jamais entendre parler des choses dérangeantes. Exactement comme pour les générations précédentes de jeunes anxieux, à la différence que celle-ci se savait déjà partie prenante d'un conflit dont les plus anciens ne percevaient encore les contours qu'avec grande peine, quoiqu'ils l'aient redouté plus d'une fois. Comme pour ces vieilles plaies que l'on ne cesse de refermer et de rouvrir, encore et toujours, au gré des générations qui se s'entre-déchirent, tous pouvaient déjà percevoir l'étrange et très familière puanteur de la moelle tiède fuyant les os broyés. Tant de choses que l'on sait sans savoir, de l'empreinte des guerres ravivées aux raisons que l'on se donne pour les éviter de nouveau.

Malgré tout, les couteaux s'aiguisent un à un, et les choses prennent leur temps. Nous refusons encore l'évidence, même si nous sentons monter en nous la passion destructrice. Si nous parlons de guerre tarifaire, c'est que nous savons déjà que toutes les guerres débutent dans la spoliation budgétaire. Celle-ci peut-être plus que toutes les autres. Si nous paraissons encore pudiques face au prix à payer, nous savons d'avance qu'il sera trop élevé, impayable à plus d'un niveau. Alors forcément, quelque chose s'est finalement rompu en nous, comme une barrière levée, nous libérant du lien tacite et obscur qui hier en appelait encore à notre civile retenue. Car civils nous étions, comme toutes les guerres débutent civilement, comme toutes les guerres civiles sont fraternelles, et incestueuses.

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